the truth from which you run Ses jambes s'agitent et, les mains prises par du pain, il commence à courir. Il sent le regard appuyé des autres clients, du vendeur aussi, mais il se fiche de l'air réprobateur niché dans leurs sourcils froncés. Il a l'habitude de ce genre d'attitude, et il s'attarde rien qu'un instant pour regarder d'élégants habits, avant de déguerpir.
Papa disait qu'il sommeillait toujours quelque chose sous les belles choses, et ce quelque chose différait selon la nature de ces dernières. Les vraies belles choses, affirmait-il, n'éblouissaient pas. Elles illuminent le visage avec une chaleur sincère, douce comme la soie. Elles vous invitent à écarquiller les yeux pour pouvoir se sustenter d'elles, vous rendent muet pour mieux les apprécier. On pouvait très bien différencier les vraies belles choses aux fausses belles choses : plus factices, plus terribles. Elles agressent l'oeil au lieu de le caresser, le forcent à la regarder. Elles l'obligent à se plisser, soumis alors à leur éclat flamboyant, brûlant, vous empêchant ainsi de même apercevoir leurs stigmates. Les fausses belles choses s'imposent à vous, forcent le passage jusque dans le crâne. Les vraies belles choses se cachent ; attendent d'être trouvées, et quand finalement décelées, elles dansent jusqu'à votre âme aussi légère que la fumée.
Papa disait qu'il ne fallait pas se fier à la brillance de l'or, ni aux milles reflets de la lumière. Il se contentait de la pudeur et de l'honnêteté du clair obscur, et n'envisageait jamais un rayonnement sans en prévoir son ombre. Mais il avait toujours dit de belles choses. Espérait beaucoup. Parlait trop, peut-être. Il y avait des choses qu'il n'avait jamais dites, que Aspen avait pu lire. Dans ses yeux, il pouvait feuilleter toutes les vies, les pertes, les horreurs qui s'étaient éteintes ou qui naquirent devant eux. Dans la lourdeur des paupières, s'affaissant comme vers le sol, et dans le cristallin miroitant de larmes qui ne couleraient jamais, s'inscrivaient le poids de toutes ses réminiscences. Aspen pouvait voir les années passées avec sa mère danser dans l'eau salée, prête à tomber, mais aussitôt ravalées, et dans le blanc de l'oeil irrité, rougi par la poussière, le piquant du charbon, les années à tenter de percevoir la sortie de la mine au travers d'un nuage de fumée. Quant aux poches sombres ? elles témoignaient des nuits blanches, de l'inquiétude dévorante à chaque matin de Moisson, en observant son fils se ranger dans les rangs.
L'essence même de tout pourtant, se trouvait dans la pupille. Un noyau dur de regrets entrelacés, de culpabilité entremêlée. La vérité sommeillant au fond de son oeil, dans le noir le plus ébène de ses mirettes.
Hé, Papa ! Sa voix d'enfant ne résonne même pas dans la maisonnée. Dans la Veine, c'est un silence de mort qui sévit lors de l'hiver, comme si l'on tentait d'écouter le bruit des flocons lorsqu'ils s'écrasent sur la neige. Aspen, à peine à son septième printemps, lui dépose son gain sur la table, le pain roulant sur la surface.
Regarde ce que j'ai réussi à avoir après être passé à la Plaque ! Son regard d'homme mûr inspecte les produits, et bientôt un sourire léger se dessine, faisant frémir ses joues ridées.
Pas mal. Et Aspen, le front suant, les cheveux en bataille, lui rend son sourire.
A l'époque, il n'y avait pas plus grande récompense que l'étirement des lèvres de son paternel. A ses yeux, cela relevait à gagner les Jeux : dans la blancheur de ses dents, tout l'or d'un monde dans lequel il était le seul roi, et lui son petit prince. Dans le plissement de son regard, l'expression de la fierté, et dans le tapotement de la main sur sa frêle petite épaule, la gloire qu'il pensait alors durer toute une vie.
*
Une autre main s'écrasa sur son épaule droite. Lourde comme le plomb, celle-là, et noire de charbon, remettant avec son poids ses anciens souvenirs à leur place : dans un passé bien révolu. A ses pieds, Aspen peut voir le carré de terre fraîchement retournée de la veille, et une dalle de pierre grossièrement taillée. D'une laideur sans pareille. C'est la deuxième plaque Karstark qui vient décorer le cimetière.
C'était un homme bien, ton père. Aspen retient un soupir. On lui rabat les oreilles de cette cantilène depuis de longs jours maintenant ; depuis que la tête de son géniteur a heurté le sol, que son coeur s'est arrêté un matin d'été, sans qu'il ne soit à ses côtés. On lui répète ce qu'il était, omettant ce qu'il est aujourd'hui : un corps sans vie désormais, le nez planté sous un sol sur lequel il avait toujours marché. En y pensant aussi, Aspen se dit que travailler à la mine doit préparer à ce genre de conclusion ; avant déjà, quand la tête de son père se relevait, elle ne rencontrait que le sombre plafond des cavernes et son nez ne reniflait l'air lourd d'un monde sous-terrain. Il ne se sentirait pas dépaysé, au moins.
On lui répète ce qu'il était, depuis lors, la tête tournée vers Aspen, comme si en lui subsistait toutes les qualités de son père défunt. Omettant aussi
ce qu'il fut, et ce qui les séparait en tout point désormais : il avait été un partisan des Jours Sombres, un allié de ceux qui furent terrassés, de ceux pour lesquels ils, les autres, devaient payer aujourd'hui. Un ennemi du
bien. Et il n'y avait rien de bien, à être le fils d'un ancien rebelle, l'ombre d'un ennemi de la Nation, d'un divergent de l'idéal capitolien, ou tout du moins, Aspen n'arrivait pas à y voir une quelconque utilité. Non, rien de bien d'être apparenté à un égaré. Son regard caramel balaie sans voir le surface rugueuse du rocher poli, captant tout de même la tristesse de son gris, semblable à la couleur qu'avait revêtu le teint de son père lorsqu'il lui avait annoncé qu'il s'engageait dans les rangs de ceux qu'il avait toujours détesté.
Mais Aspen le sait, dorénavant : il n'y a plus rien qui brille vraiment, à côté de l'uniforme blanc qu'il s'est promis d'enfiler.
*
Ton père, c'est pas vraiment un type bien, hein ? Assis par terre, sur le sol recouvert de pierre, la nuit les recouvrant, Aspen ne prend pas la peine de répondre tout de suite. Sa formation a commencé depuis deux semaines, et c'est étrange de s'apercevoir que la maison ne lui manquait pas. Lui qui autrefois pensait passer les pires années de sa vie ici, se rend compte que ce sera plus facile, indéniablement.
Personne n'y avait cru, quand il était revenu un court moment pendant sa formation. Lors d'une permission accordée, son père se mourant déjà depuis longtemps.
Il se souvient du regard de son meilleur ami, comme pétrifié. De l'air consterné des autres, comme confrontés à un inconnu. Ils le regardaient tous comme si les mots qui découlaient de ses lèvres ne lui appartenaient pas. Comme si quelqu'un s'était substitué à Aspen ; on leur avait enlevé le Aspen téméraire et impulsif, le Aspen qui courrait à vive allure à la Plaque, qui faisait crier les plus vieux des commerçants. A la place, c'était une étrange copie, en tout point physique semblable. Mais un Aspen différent, de sa manière de s'exprimer à celle de bouger, de se déplacer ; il n'y avait rien de reconnaissable. Dans ses yeux, plus de jeu de clair obscur. Mais une lumière brillante qui éclate lorsqu'on parle de Panem, du Capitole. Dans ses yeux, il y réside une nouvelle conviction capitolienne, la foi capitolienne, le patriotisme capitolien. Même son odeur est différente. Comme si elle n'existait plus vraiment, comme s'il n'existait plus vraiment. On avait compris, au début, pourtant ! et ça le mettait hors de lui de les voir le dévisager désormais, sous prétexte que lui,
lui, avait compris le bien fondé de Panem et de la décision prise après les Jours Sombres. Et ils avaient compris, au début, que s'enrôler au district deux pour cette formation l'aiderait à vivre de façon plus correcte. Mais désormais, ils ne comprenaient plus ; le but était différent, métamorphosé, muté en une sorte de mission divine. Une pièce du puzzle avait été transformé et l'aspect du tableau s'en trouvait désormais changé.
Non, finit-il par répondre enfin, presque las, croquant dans la pomme qu'on lui avait tendu.
Un égaré, voilà tout. Un égaré, hein ? L'autre ricane, amusé de la façon qu'à Aspen de s'exprimer parfois.
Tu sais que tout le monde te prend pour un illuminé ? Aspen se contente d'hausser les épaules. Il n'en a cure de ce qui se trame dans la tête des autres à son sujet ; il s'en passe bien assez dans son propre crâne. L'autre marmonne quelque chose, que le jeune Karstark prend pour l'expression de son soutien.
Tu plais aux supérieurs, en tout cas. T'es peut-être pas le meilleur au corps à corps, mais t'en a là-dedans. Son long doigt s'écrase sur la tempe d'Aspen.
Et là. Puis sur son torse, au niveau du coeur. Quand son regard froid se pose sur celui interrogateur de son apprenti, il rigole un instant puis finalement, lâche quelques mots.
On sait qu'on peut compter sur toi pour que ça file droit. Pour Panem, il le ferait.