« Tu te souviens de ces après-midi dans les rues de la veine, papa ? On se foutait de la gueule des pacificateurs, des riches, du Capitole, de leurs conneries ? T'as pas pu oublier, papa, c'était trop fort. Je me souviens de ton sourire, de ton regard, de tes petites fossettes qui se creusaient dans tes joues, de tes yeux. J'y voyais l'espoir, j'y trouvais toute la détermination dont j'avais besoin. J'étais insouciant, j'étais enfant, je ne savais pas que ça serait aussi dur. T'as connu les galères, t'as connu la misère papa. Pourquoi tu m'as pas prévenu ? Pourquoi tu m'as pas dit que ça serait comme ça, qu'on allait crever de faim et de froid ? Tu voulais pas sacrifier mon enfance, ma joie de vivre, c'est ça ? C'est pas grave, je t'en veux pas papa. Je t'aime. Et tu peux pas savoir à quel point je regrette de ne te l'avoir jamais dit. »

Et, dans un mouvement vif et crispé, Aidan jette la lettre, écrite à l'encre noire sur une feuille de papier froissé, au feu. Les mots s'évanouissent lentement, se consument sous ses yeux. Des souvenirs perdus, des souvenirs gravés dans sa mémoire, qui ne s’effaceront jamais définitivement, quoi qu'il puisse y faire. Il ne veut pas oublier, de toute façon. C'est précieux, c'est son arme, son ultime défense contre la misère, l'injustice, les galères. Il se doit d'être courageux, pour sa mère, qui se saigne à rapporter quelques pièces, pour sa sœur, si faible et vulnérable, pour son père, mort à la mine, pour son frère, tué dans les Jeux, après s'être farouchement battu. Sept ans que le premier n'est plus de ce monde, trois ans pour le deuxième. Qui sera le prochain ?

« Aidan, viens voir, s'il te plait. » Aidan tourne la tête, laisse la préparation du repas en suspens sur la table de la cuisine, et fronce les sourcils. Sa sœur, Maïwenn, l'appelle, de la pièce d'à côté, où se trouve leur chambre. L'habitation étant extrêmement petite, les deux enfants Greyson ont été contraints de s'installer dans la même pièce, ce qui n'est pas spécialement pour déplaire à Aidan, qui est très proche de sa sœur, et qui tient à veiller sur elle à n'importe quel moment. Il aime entendre sa douce voix, elle est si harmonieuse, si claire. Et cette politesse ne trahit pas, il reconnait Maïwenn dans cette simple et courte phrase. Il entre dans la pièce, adresse un sourire à son aînée, assise en tailleur sur son lit. Il la voit comme une jeune enfant, alors qu'elle est âgée de trois ans de plus que lui. Mais il l'aime plus que tout, et donnerait sa vie pour la sienne. « Regarde, tu aimes ce nouveau portrait ? » Il s'approche, et un tendre sourire se dessine sur ses lèvres lorsqu'il découvre le croquis. Encore une fois, elle l'a dessiné, lui, son frère cadet. C'est la plus belle des représentations qu'elle n'ait jamais faite. Maïwenn a toujours été une prodige du dessin, depuis sa plus tendre enfance, tout comme de la peinture et tout ce qui touche à l'art matériel. En réalité, elle est atteinte d'une maladie neurologique. Autiste depuis sa naissance, elle n'est cependant pas un cas extrême, et bienheureusement pour Aidan et sa mère. Mais elle semble toujours dans sa bulle, et a beaucoup de mal à communiquer avec d'autres personnes que son frère et sa mère, n'exprime que très rarement ce qu'elle ressent, et passe tout son temps à dessiner, dessiner, dessiner, encore et toujours. « C'est magnifique, Maï. T'es la meilleure. » Déclare Aidan, toujours le sourire aux lèvres. Il s'attarde encore quelques secondes devant la perfection du dessin, puis, quitte la pièce en annonçant à Maïwenn que le repas sera bientôt près. Il décide de prévenir sa mère, enfermée dans sa chambre depuis bien trop longtemps déjà. C'est une battante, et il l'admire. Il l'admire car elle n'a jamais rien lâché, et malgré la mort de son mari, puis l'assassinat de son fils aîné aux Jeux, elle a gardé la tête haute et n'a jamais baissé les bras. Chaque jour, elle passe des heures entières à coudre pour tenter de faire quelques bénéficies, ramener quelques pièces, même s'il ne s'agit de rien à côté de ce que rapporte Aidan grâce à ses prises, lorsqu'il vend le gibier qu'il a chassé, à la plaque. Elle aime ses enfants et donnerait tout pour eux, Aidan l'a bien compris, et il tient à sa mère comme à la prunelle de ses yeux. « Maman ? Il faut que tu viennes manger, tu vas.. » Il laisse sa phrase en suspens, entrant dans la chambre de sa mère, la découvrant avachi sur son plan de travail, endormie. Elle travaille trop alors qu'elle ne devrait pas. D'un geste tendre, il la redresse, décourbant son dos qui la fait souffrir, ces derniers temps, et passe délicatement la main dans ses cheveux grisés. Ses habits sont sales, ses doigts abimés, ses ongles presque inexistants. Il ne veut pas qu'elle souffre ainsi, il s'en veut de ne pas réussir à les rendre totalement heureuses, toutes les deux. Les deux femmes de sa vie.