any last advice ? stay alive.if we burn, you burn with us.
'essuie mon front couvert de poussière. Pousse la porte de chez moi. Enfin, ça n'est pas réellement chez moi. Mais c'est le seul toit où je suis la bienvenue. Le seul toit qui puisse recouvrir ma tête, le seul toit où on m'ait permis de m'abriter. Paraît que j'suis née de deux vagabonds. Paraît que mes parents n'étaient que deux incapables qui ont fait une belle erreur en me mettant au monde. Avant de s'évaporer, dans la brume, et de ne simplement plus exister. Il paraît beaucoup de choses, oui. Ça, c'est ce que raconte mon oncle. «
La soeur de ma femme était tarée. Elle n'aurait jamais dû faire un gosse pour l'abandonner. J'mettrais ma main à couper qu'tu n'étais pas désirée. » qu'il me raconte parfois. Sa femme a été emportée l'an dernier par une simple infection. «
Famille de faibles. » qu'il murmure souvent sur mon passage. Mais moi, j'ai décidé de ne pas suivre la règle. Depuis, il a plongé dans l'alcool. Depuis, il ne vit plus qu'à moitié, plus que pour son fils, encore en très bas âge, que sa « faible » a laissé derrière-elle, comme mes parents m'ont laissée moi. Moi, c'est à peine si j'existe. Pourtant, il doit se souvenir du jour où je lui ai été utile. Du jour où je l'ai sauvé, lui et son fils.
C'était au début de l'hiver, il y a deux ans de cela. Quand je suis arrivée, la porte était ouverte, et des éclats de voix me parvenaient du dedans. Sauf qu'il n'invitait personne chez nous, personne ne l'aime, cet ivrogne, vous savez. Puis, en m'avançant, je l'ai vu de dos. Il ne devait pas avoir plus de trente ans. Enfin, j'sais pas vraiment, j'suis assez peu douée avec les âges. Il ne m'avait pas encore vue, il hurlait sur mon oncle, en désignant sur la table toutes ses trouvailles. Des armes, de la bouffe clandestine, des médicaments, de l'alcool, toute la contrebande que je ramenais, et dont nous avions besoin pour survivre. Je regardais la scène, absente. Spectatrice du futur désastre, car je savais que l'une des personnes allait avoir du sang sur les mains. J'pensais juste que ça serait celles du pacificateur. J'me fichais qu'il s'en prenne à mon oncle. Mais là, il a levé un couteau au-dessus de la tête de mon cousin. Il n'avait que trois ans. Il comprenait pas, lui, qu'il allait crever là. Une ombre de moins au tableau, éradiquer l'espèce, la tuer dans l'oeuf, avant qu'ils ne grandissent, qu'ils ne comprennent, qu'ils soient dangereux. Et je ne sais pas pourquoi est-ce que ça a fait un éclair dans ma tête, mais je me suis alors saisie d'un chandelier. Il a entendu le bruit, mais n'a pas eu le temps de se retourner. Je l'ai frappé derrière la tête pour l'assommer. Juste l'assommer. Mais quand il s'est écroulé, j'ai su au fond de moi que quelque chose clochait. Que le sang qui s'étalait dans notre petit salon gris, y en avait trop.
Personne ne l'a jamais su.
«
Alors, qu'est-ce que tu me ramènes de beau aujourd'hui ? » J'esquisse un sourire bancal, un sourire entre l'effronterie et la malice. Ici, à la Plaque, ces gens sont ma seule famille. J'estime ne pas avoir à protéger quiconque. Ni mon oncle, ni mon cousin, ni personne. On m'a mise au monde seule, on m'a laissée m'débrouiller, alors je n'vois pas en quoi est-ce que je devrais être l'héroïne qui prend soin des autres. Ça, c'est pas moi. Le seul jour où je l'ai fait, j'ai été la seule à prendre en mémoire le fardeau d'avoir pris une vie. Quand bien même était-ce une âme noire, c'était une vie. Un homme qui avait sûrement une femme, des enfants, une famille. Qui contrairement à nous ici, la vermine, avait un avenir. «
Trois lapins bien dodus. Mais si tu me déniches du fil et une aiguille, j'te donne aussi un bout de cerf. » Après cet épisode, mon oncle m'a chassée des semaines durant. Dans la neige, le froid. Jamais l'hiver ne m'avait semblé aussi rude. J'avais survécu grâce à la Plaque, où les commerçants m'avaient ouvert leurs abris, où j'avais reçus des couvertures et de l'eau chaude pour ne pas laisser la glace prendre possession de mon corps. Elle avait déjà pris mon coeur, c'était suffisant. Alors depuis, même s'il me laisse rentrer dormir à la maison, j'ai l'interdiction de ramener quoi que ce soit relevant de la contrebande. Alors, j'entasse tout dans une petite cabane qu'un des commerçants possède, où il me laisse une place pour venir parfois faire griller mes chevreuils. Et on entasse tout dans une trappe, cachée à même le sol. Cachette idéale. Retour aux sources. Je suis redevenue une vagabonde.
Je vois bien qu'elle hésite. Elle cède, et je lui offre donc, comme promis, une bonne part de viande tendre et fraichement tuée. J'fais ça depuis que je sais marcher. Je quitte la Plaque avec le reste de mes victoires dans ma besogne, et le matériel à coudre dans une main – j'en ai besoin pour rafistoler mes chaussures, qui prennent l'eau. C'est là qu'il me tombe dessus, que son ombre m'envahit avant même que je ne puisse réagir. «
Tiens donc. Encore toi. Je savais que tu passerai par ici, aujourd'hui. Il a fait beau, j'imagine que la chasse a été bonne ? » Ses mots me hérissent le poil. Je dévisage le Pacificateur avec un mélange d'effroi et de défi. Mes mains se resserrent sur ce que je porte. Il s'approche, mais je ne recule pas, de telle façon que nous sommes tout près à présent. Je fais la fière, mais à l'intérieur, mon coeur fait des saltos arrières. Il pose son regard ténébreux dans le mien, tout au fond, comme s'il pouvait lire en moi. «
Montre. » m'ordonne-t-il de sa voix impériale, grave et chaude à la fois. Les mains tremblantes, je m'exécute pourtant. Il sait que je viens de la forêt. Ce n'est pas la première fois que je le vois, celui-ci, mais il m'a toujours épargnée d'un contrôle. Je sais maintenant que c'était pour mieux se préparer, m'espionner, connaître mes habitudes. Il doit bien avoir presque dix ans de plus que moi, ou moins peut-être – je vous l'ai dit, je suis nulle avec les âges. «
Tiens donc, intéressant tout ça. » Il retire sa main, sans rien avoir pris. Si ce n'est pas un corrompu qui se nourrit aussi de contrebande, c'est qu'il va me faire passer un sale quart d'heure. Ou m'emmener directement à la Grand-Place. Fouet ? Exécution directe ? «
J'peux vous en donner un peu, si vous voulez. » Ce qu'il ne sait pas, c'est que j'peux pas tout lui laisser. Que j'ai besoin de manger, que sinon j'ai rien. Il voit dans mon regard et mes joues creuses que sinon, oui, je vais crever. «
Allez, file. » Hébétée, je ne bouge pas. Je le regarde avec des points d'interrogation à la place des yeux. «
File, j'ai dit. » Il ne m'en faut pas plus. Je m'enfuis dans le jour couchant, mon butin entre les mains, sans savoir pourquoi est-ce qu'il m'a laissée filer.
J'me souviens même plus comment est-ce que ça a commencé. Comment est-ce que ça a dérivé comme ça. Comment est-ce que je me suis mise à apprécier sa présence, quand il m'attendait chaque fois au même carrefour depuis ce jour-là. À guetter sa silhouette lorsque je quittais la Plaque ou venais directement de la Forêt. Non, j'sais pas, parce que c'est idiot et complètement fou. À partir de quand est-ce que je lui ai proposé de lui donner quelque chose pour qu'on le partage ? À partir de quand est-ce que j'ai vu dans ses yeux que, lui non plus n'avait pas choisi ? «
C'est comment, le Capitole ? » lui ai-je demandé pourtant un soir. Il s'est un peu raidit. Il sait comme ma haine est brûlante pour ces gens là. «
Je n'y ai pas vécu longtemps, tu sais. Seulement les quinze premières années de ma vie, avant que mon père ne m'emmène avec lui sur les routes des districts. Au début, il était garde au 4. Autant dire que c'était pas vraiment comme ici. Quand il est mort, j'avais dix-neuf ans. J'suis resté encore pas mal d'années là-bas, j'avais pris sa place, et petit à petit, on me faisait descendre. Du 4 je suis passée au 7. Rudement moins drôle d'un seul coup. Le 8, le 9, le 10... Le 11 m'avait déjà marqué, pourtant quand j'suis arrivé ici, j'pensais pas que c'était possible. » Je serre les dents, pince les lèvres. J'aime pas franchement entendre que mon district n'est qu'une misère ambulante, quand bien même est-ce vrai. Il se mordille la lèvre. Il sait qu'il en a trop dit, mais c'est moi qui lui ai demandé. Il passe une main dans ses cheveux bruns, et j'me surprends à avoir envie de faire pareil. Mais j'bouge pas, appuyée contre le derrière de la petite cabane du commerçant. J'sais qu'il me dénoncera pas. «
Rosaë ? » Je lève les yeux vers lui. Mes océans rencontrent la noirceur des siens. J'sais pas comment c'est arrivé, non, comment on en est arrivé là. Comment est-ce que j'ai pu le laisser faire ça, pourquoi est-ce que j'ai pas bougé lorsqu'il s'est penché pour poser ses lèvres contre les miennes.
«
Tu sais que si un jour, on nous surprend, on est morts tous les deux ? » Je hoche la tête. Oui, je le sais parfaitement. Il me sourit, presque tendrement. J'crois qu'on ne m'a jamais regardée comme ça. Déjà que d'habitude, on ne me regarde pas tout court. «
Si j'pouvais, je t'emmènerai loin d'ici, Rosie. » Il est un des seuls à m'appeler comme ça, d'habitude à la rigueur, c'est Rosa. J'réponds pas. J'suis pas de ceux qui misent sur les espoirs fous et les rêves naïfs. Il le sait autant que moi. J'sortirai jamais de ce trou à rat qu'est le Douze. Et puis, les autres ? Ouais, vous avez raison, au fond je m'en fiche, des autres. Sauf peut-être de ceux qui m'ont aidée, à un moment ou à un autre. Il caresse ma joue. Puis c'est là que les voix arrivent. Je me raidis. «
Merde ! » On se lève d'un seul coup. Un groupe de cinq ou six Pacificateurs arrive vers nous. S'ils nous trouvent ensemble, c'est fini. Non seulement « nous » – même si j'ignore comment le définir – mais lui et moi aussi, séparément, on est morts quoi. On passera sur la Grand Place, et j'serai prête à parier que notre exécution sera même filmée. «
Trouve un moyen de faire diversion ! Ou alors explique leur ! J'sais pas, mais fait quelque chose ! » Il me toise durement. «
Arrête de crier, bordel ! » Ah ouais, tu me hurles dessus, maintenant ? Je fronce les sourcils. «
Je hurle si je veux. » Il me dévisage. À présent, j'ai l'air d'une sauvage. Il sait comme je suis. Insolente, têtue, défiante. Une boule de feu. Un lion en cage, qui tourne, tourne, et sort parfois les griffes. «
Arrête de faire l'enfant, calme-toi, faut trouver une solution. » Mais je sais qu'il l'a déjà trouvée. Les pas sont tout près à présent. Je le défie du regard. Il n'osera pas. Il n'pourra pas lever la main sur moi. Plantée devant lui avec mon air téméraire flanqué sur la visage, il me semble que c'est presque cette insolence qui lui donne la force de le faire. Le coup part l'instant suivant et je m'effondre sur le sol avec un cri rauque. Ma joue est en feu, et quand je porte la main à mon visage en gémissant, j'ai du sang sur les mains. J'ai soudainement envie de me jeter sur lui, de le tuer. Comme j'ai fait avec l'autre, il y a deux ans, ce qu'il ignore lui aussi. Je me relève d'un bond, et lui fonce dessus, mais il est plus fort que moi. Il m'attrape le poignet, et le tord pour m'immobiliser. Je lâche un couinement de douleur. «
Hé, c'est quoi ce raffut ? Ah ben t'as fait une belle prise là. Qu'est-ce qu'il s'est passé ? » C'est bon, ils sont là. J'ose même pas les regarder, j'le regarde lui, et mes yeux lancent des éclairs. «
Un vol. Cette petite voleuse a dérobé chez l'voisin. Elle a eu sa correction, je la ramène chez elle avant qu'on ne la trouve en plus dehors après le couvre feu. » L'un d'eux s'approche de moi. «
C'est dommage, elle est pas mal celle-ci. Enfin, il lui faudrait dix kilos en plus et qu'elle soit moins sauvage. Mais j'me la ferai bien en dessert. » Je ne sais pas qui de nous deux lance à ce moment-là le regard le plus noir à celui qui a ouvert la bouche, mais je n'ai le temps de rien dire. «
On n'parle pas comme ça ! Fais gaffe à ce que tu fais et ce que tu dis, ou le Chef aura un beau rapport. Allez, on déguerpit, retournez faire vos rondes, je ramène la gamine. » Je me tortille. Il a forte autorité sur les autres, et pour une fois, c'est utile. J'repense à l'échange. Tiens, ça ne lui a pas plu l'idée que son cher collègue parle ainsi de moi ? Une fois qu'ils sont suffisamment loin, et qu'on s'éloigne vers la maison de mon oncle, il me lâche enfin le bras. J'ai le poignet qui a tourné au violacé. Je regarde obstinément par terre, grommelant ma douleur entre mes lèvres serrées. Mais mon arrogance et ma fierté reviennent au triple galop. «
Dis donc, t'es jaloux ou quoi ? » Bon, ok, celle-là est méritée, mais je ne m'attendais pas à ce qu'il m'en mette une autre. Sa main claque sur ma joue avant tellement de spontanéité que je chancèle. Il me retient pour ne pas me laisser tomber. Sur le reste du chemin, je décide donc de rester silencieuse, les dents serrées par la colère et l'hébétude. Derrière la maison de mon oncle, il me fait asseoir sur un gros rocher. Je tousse, crache mes poumons, et n'ose pas le regarder. «
Rosaë, je suis désolé, je.. » C'est l'étincelle qui me fait exploser, là avec sa voix douce et mielleuse alors qu'il vient de m'amocher. Je me lève d'un bond et me jette contre lui. Je le frappe, enfin essaie, et il se laisse faire. Mes coups sur son torse sont si faibles qu'il ne bronche pas. Je me défoule jusqu'à plus de forces. Je me laisse retomber sur le caillou, vidée et pourtant encore bouillonnante de colère et de désir. De haine et de peine. Il s'accroupit près de moi, et caresse ma joue encore rouge. J'devrais trouver la force de lui dire qu'on doit arrêter. Que j'veux plus le voir, qu'il ne faut plus, que cette histoire nous condamnera tous les deux. Mais moi ici, j'suis déjà condamnée. Quand il se penche pour embrasser mes lèvres gonflées et meurtries, son baiser a le goût du sang et du désespoir. J'vois bien dans ses yeux qu'il s'en veut. J'sais aussi qu'il n'a pas eu le choix, même si ma fierté me pousse à me dire qu'il l'avait. Mais il ne l'aura jamais. Quand notre baiser s'enflamme comme la poudre d'une dynamite, il s'en détache. J'ai le souffle court et les sens en alerte. «
Rosie tu sais, je.. » Je le regarde, le dévisage. Je sais même pas s'il faut qu'il continue sa phrase. «
... il faut que je reprenne ma garde. » Et il me laisse comme ça. Triste, vidée, déboussolée, avec encore sur ma bouche le goût de notre interdit et du sang qu'il a fait couler en me frappant. Je le déteste. Je le déteste pour m'avoir fait ça, je le déteste pour être un Pacificateur, et surtout pour l'importance qu'il a pris dans ma vie.