Encore une fois, elle s'enfuit. De ce chez-elle qui ne l'est pas vraiment. À l'étage dorment son oncle et son cousin. Futur fruit de torture. Moissonné, comme un du bétail, comme de l'orge au printemps. Elle n'aura jamais d'enfants. Elle n'en veut pas. Un crime que de mettre au monde un individu pour le vouer à la mort ainsi. Parce que ce qu'ils endurent tous, avouons-le, ça ne s'appelle pas une vie. Alors oui, elle s'éclipse. Le couvre-feu est tombé, depuis une heure peut-être ou un peu moins. Mais c'est une habituée, vous savez, Rosaë. Elle s'en fiche des règles, de l'heure, de l'oppression. Souvent, c'est bien pour leur montrer qu'elle ne leur appartient pas. De toute façon, elle est bien trop rapide pour eux. Même si elle n'est jamais à l'abri qu'on lui tombe dessus. Jamais à l'abri de rien. Elle ne court pas. Enfin, presque, quand même. Elle marche vite, d'un pas où on décèle toute sa hâte de partir d'ici. Si seulement c'était pour de vrai. Elle atteint rapidement le grillage, et soulève une brèche. S'y faufile, comme une ombre. Les étoiles lancent sur le champ une ombre rassurante. Comme une tunique où mille lucioles seraient venues se déposer, pour scintiller. Et elle, elle va les attraper ces lucioles. Les attraper avec les filets de l'océan de ses yeux. Les capturer, lentement, et à l'aube elle les laissera filer. Elle faisait toujours ça avant. Mais elle ne le faisait pas seul, parce qu'il était là.

Elle accélère le pas, comme pour éviter d'y penser. Elle arrive bien vite à l'endroit qu'elle préfère, celui où ils venaient ensemble. Refaire le monde en comptant les étoiles, projeter leur avenir à la force de leurs baisers. Le premier, il avait été ici. Rosa s'en souvient. Elle n'oublie rien. Elle s'assoit directement au sol. La mousse est fraiche, à peine humide, mais confortable. Elle s'appuie le dos contre un rocher, et lève ses grands yeux vers l'immensité. Elle s'abandonne alors à sa contemplation. Laisse son masque sauvage par terre, se laisse aller, dénudée de l'âme, sous l'oeil confiant de la lune et du ciel infini. Mais elle sait qu'ici, elle ne sera pas jugée. Là-bas, être faible c'est signer son arrêt de mort, alors elle a choisi de se battre. De devenir une guerrière. Endurante, agressive, progressant par la force de ses coudes. Elle sursaute brusquement. Plongée dans ses rêveries amères, elle n'a pas entendu l'inconnu approcher. Instinctivement, sa main se porte au couteau qu'elle a à sa ceinture. Mais elle a reconnu sa silhouette. Évidemment. Comme dans un rêve éveillé, elle le regarde, sans bouger. Vaako. Est-ce vraiment lui ? Ou es-tu déjà devenue folle, Rosa ? Elle sent sa gorge se nouer légèrement. Signe qu'elle ne va pas pouvoir lui crier dessus sans entendre sa voix se briser. Signe qu'elle est faible, puisque son costume est à terre. Ils se regardent en chiens de faïence, sans bouger, jusqu'à-ce qu'il se décide à avancer enfin. Mais Rosa, elle est toujours assise, elle n'a pas envie ni de se lever ni de s'allonger. Elle aimerait s'enfuir, très loin, parce qu'elle sait comme c'est dangereux quand elle laisse tomber son rôle. « J'savais pas que tu r'gardais toujours les étoiles ici.. » Sa voix n'a pas changé. Malgré les années, malgré ce qu'elle lui fait endurer. Elle serre les dents doucement. Parfois, elle aimerait lui dire qu'elle est désolée, qu'elle n'aurait pas dû, qu'elle aurait pu être moins jalouse, qu'elle aurait pu changer. Mais non Rosa, tu changeras jamais, toi. Tu resteras toujours la sale bête. Celle qui gâche tout, parce que c'est bien plus facile à faire. Elle hausse doucement les épaules. « On doit tous garder un repère. » qu'elle répond seulement, en détournant son regard pour le projeter de nouveau sur l'encre au-dessus d'elle. Timidement pourtant, elle tapote l'herbe à ses côtés, pour l'y inviter. Parce qu'au fond, s'il est venu là, c'est pour la même raison qu'elle, elle le sait. Et p't'être qu'ils ont besoin d'une dose de souvenirs acides et sucrés à s'envoyer dans les veines. Elle laisse s'échapper d'entre ses lèvres un léger soupir. Sans le regarder, elle brise alors le silence, d'une voix à la fois douce et sur la réserve. « Comment est-ce que tu vas, Vaako ? » Et c'est sincère. Quand ils se croisent, elle se contente seulement d'afficher une indifférente brûlante, pour ne pas montrer comme elle a pu souffrir de leur séparation. Comme si elle lui en voulait encore, alors qu'il n'a pas vraiment fait quelque chose. Elle ne demande pas de nouvelles de l'autre. Celle qu'elle considère comme responsable de tout ça. Ou peut-être n'était-elle qu'une excuse, dont Rosa s'est emparée comme du meilleur alibi pour mettre un terme à tout ça. Elle ne l'aurait fait que souffrir encore plus.

Elle devine bien qu'il est surpris. D'habitude, elle n'agit pas comme ça. Mais ce soir, elle est lasse de se battre. Lasse de le repousser, lasse de lui faire du mal pour rien. Alors ce soir, elle baisse les armes. Elle laisse tout tomber, là à côté d'eux, par terre dans le noir. « Je suppose que .. » Oui, elle sait. L'annonce d'une grossesse va vite dans le douze. Presqu'autant que la rumeur d'une mise à mort. En fait, les deux se rejoignent. Mettre un enfant au monde ici, c'est le condamner à une vie de souffrances. Alors oui, elle sait. Elle l'a su, comme ça un matin, alors qu'elle allait à la mine. Deux commerçants, qui parlaient entre eux. Elle avait alors ressenti une colère profonde. Pour lui, pour elle, pour cet enfant. Puis était venue l'attaquer la jalousie. Une ennemie encore bien plus cruelle que la colère, car elle la ramenait à ses peurs intimes, à ses doutes les plus tus. Elle tourne la tête vers lui. Attend de voir s'il va lui dire, maintenant que tout le monde est au courant. Lui dire qu'il a fait un enfant avec une autre qu'elle, alors qu'ils semblaient si promis l'un à l'autre avant qu'elle ne s'éloigne brusquement. Pour elle, il n'y a aucun doute sur le fait que l'enfant est de lui. Que croire d'autre ? Elle voit dans ses yeux qu'il a déjà changé de piste. Qu'il ne lui dira pas. Est-ce qu'il a honte ? Peur ? Elle n'en sait rien. Mais elle voit ses yeux, qui se sont un peu plus éteints depuis la dernière fois. Surtout depuis leur dernière étreinte, il y a deux ans de cela. « Ça va. » Elle hoche alors la tête. Comme si elle ne le croyait pas. Attendez. Elle ne le croit pas. Ses yeux mentent. Et il n'a jamais su mentir avec le regard. « Et toi Rosa ? » Mais qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Que non ça n'va pas ? Ça n'ira jamais, alors j'ai pas l'droit de te répondre ça. Elle ferme les yeux, très brièvement. « Ça va aussi. » Ça ressemble à un échange entre deux inconnus qui se connaissaient très bien, et qui n'savent plus vraiment. « Toujours dans l’illégalité ? » Sa question soulève le coin de ses lèvres. Elle sourit presque. Elle se souvient comme il détestait ça, tout le temps. Comme il ne voyait que le danger et les risques dans ce qu'elle faisait. « Si ça n'était pas le cas, je ne serai pas là. Mais mis à part ça, oui, bien évidemment. » répond-elle naturellement. Après-tout, c'est vraiment la dernière chose qui changera chez elle. Elle soupire doucement, toujours assise, et laisse son regard s'éprendre des étoiles. Puis, après ça, elle le laisse dériver, pour se poser sur Vaako. Que sont-ils, aujourd'hui ? Ils ont tout été ensemble. Jusqu'à arriver à inconnus. Les indifférents. C'est plus compliqué que ça encore. C'est de ta faute, Rosa. Mais détrompez-vous, elle le sait parfaitement. Elle frissonne. Il ne fait pas bien chaud à cette heure tardive. Resserrant son gilet autour de son maigre corps, la petite blonde cherche son regard, sans vraiment savoir pourquoi. Au bout d'une éternité de silence, elle murmure alors : « Tu me manques. » Comme ça. Comme une révélation, comme une bombe. Le pouvoir de la lune et des étoiles, peut-être. Ou le poids de trop de temps passé déjà à enterrer ça sous l'agressivité.