La forêt bruisse de mille bruits, certains ténus comme un murmure, d’autres puissants comme le tonnerre. Le vent dans les feuilles fait bruire les frondaisons et les animaux, vifs et rapides, se fraient un chemin entre les troncs. Et il est là. Au milieu de ce tumulte silencieux, écoutant plus qu’il ne regarde. Son instinct naturel le guide à travers des sentiers presque effacés par la quasi-absence de passage. Il a toujours su s’orienter dans cet immense labyrinthe naturel, un don lui disait son frère. Il n’en sait rien, il sait, c’est tout. Une branche cassée, une empreinte à demi-effacée, il repère tous ses indices et logiquement arrive à une conclusion imparable : celle du passage du gibier.
Aujourd’hui encore, la chasse est bonne. Le paternel ne devrait rien trouver à redire. Même s’il s’est adouci depuis la mort d’Ethan, il faut avouer que leur relation n’a jamais été d’une cordialité exemplaire. Noah déteste son père pour l’avoir si souvent rabaissé et son père le déteste pour avoir soi-disant tué sa mère lorsqu’il est venu au monde. Chose qu’il n’a jamais demandé. Naître dans le district douze c’était se condamner à une vie d’esclavage, autant mourir avant d’avoir connu cette peine.
Le vent de face lui plaque ses vêtements sur le torse. Toujours avoir le vent en face pour que les animaux ne te sentent pas venir. Phrase qui lui a été répétée tant de fois qu’il a l’impression de toujours l’avoir connue. Imprimée dans sa mémoire, il l’applique chaque jour.

Il se fige soudain. Un bruit attire son attention. Furtif et discret mais tout de même, ce n’est pas un bruit habituel. Son sang se fige dans ses veines. Un prédateur ? Peu probable mais tout peut arriver. Il lui est déjà arriver de se faire courser par des chiens sauvages et il avait bien failli y laisser sa peau. Expérience qu’il préfère non seulement oublier mais aussi ne pas réitérer.
Lentement, il prend sa fronde, arme complexe mais c’est bien la seule qu’il puisse manier un tant soit peu avec brio. Il n’est pas de ceux qui tirent des flèches ou balancent un couteau. Il préfère les pièges, c’est sa spécialité. Mais il a du apprendre tout de même à se servir de quelque chose pour lui permettre de se protéger. Et dans des cas comme celui-ci, il ne regrette nullement sa décision.
Silencieux, il s’avance entre les troncs. Il arrive près d’un de ses pièges, il le sait. Un carnassier est peut-être déjà en train de se régaler de sa proie. Ca en fera une de moins et bien qu’intérieurement il bouillonne, il préfère tout de même que ce soit la prise que lui. Etre un repas n’a jamais été bon pour la santé.

Le soleil s’infiltre parmi les feuilles et jette des flaques de lumière sur le sol humide. Ses pieds se placent avec assurance sur le tapis de feuille, assurant une approche des plus discrètes. Tandis qu’il arrive tout près de l’endroit, son cœur se met à battre plus vite. Ce n’est pas un animal qu’il distingue parmi les branches mais un humain. Une humaine plutôt. Les cheveux qui cascadent dans son dos ne laissent aucun doute quant à son sexe féminin. Il baisse son arme mais reste sur le qui-vive. Tant qu’il n’a pas vu son visage, il se méfie, d’une prudence qui lui a plusieurs fois valu d’avoir la vie sauve.
Ce n’est que lorsqu’elle expose son visage aux rayons d’or qui dégoulinent du ciel qu’il sent son cœur rater un battement. S’il s’attendait à la trouver là. Rosaë.
Un petit pincement vient lui étreindre le cœur tandis qu’il replace son arme dans sa ceinture et s’avance à terrain découvert. Ce n’est pas la première fois qu’il la croise. Ils sont sortis ensemble pendant quelques temps et bien qu’il l’ait toujours beaucoup apprécié, il l’a envoyé sur les roses lorsqu’elle a tenté de lui venir en aide au moment où son frère est mort. Depuis, ce n’est jamais sans une pointe de regret qu’il se rappelle d’elle. Lorsqu’il la voit passer dans la Veine, il regrette ces moments qui maintenant font partie du passé. Il va sans dire qu’elle lui en veut pour l’avoir repoussé et il ne peut que la comprendre mais sa peine était trop intense, il risquait juste de la blesser encore plus en l’emmenant avec lui dans la spirale infernale dans laquelle il s’était engagé.

« Détruire mes pièges hein ? Je te croyais au-dessus de ça. A moins que tu ne sache pas qu’ils m’appartenaient mais te connaissant, j’en doute… »

Un petit ton sarcastique mais ennuyé. Comme s’il la surprenait tous les jours la main dans le sac en train de saboter son travail. Ce n’était pas la première fois mais à chaque fois il mettait cela sur le compte d’intempérie ou de grosses bestioles des bois. Maintenant, il en avait le cœur net. Amer mais amusé en même temps, il ne savait pas sur quel pied danser avec elle. Etre abrupt n’allait certainement pas l’aider mais il ne voulait pas non plus jouer au plus gentil. Ce n’était pas dans son caractère et certainement pas dans ses habitudes.

Soudainement, c’est comme s’il percevait tout avec un peu plus d’acuité. Le soleil sur les feuilles. Le vent dans les arbres. Son cœur qui bat. Il a l’impression que tous ces sons emplissent infiniment l’espace. L’espace d’un instant, le temps n’existe plus. Il a l’impression d’être revenu des années en arrière, d’entendre son frère derrière lui qui l’appelle, elle qui est toujours avec lui. Réminiscences du passé qu’il chasse de son esprit. Il ne doit pas y penser. Pas maintenant. Pas après tout ce temps. Ce ne sont que des souvenirs… Mais ils le blessent plus que n’importe quelle arme. Il sait très bien qu’il a toujours un quelque chose pour Rosaë. A chaque fois qu’il la voit de loin, à chaque fois qu’il frôle ses yeux. Mais tout est parti. Presque tout.
« Je sais parfaitement qu'il s'agit des tiens, ne t'en fais pas. »
« Le contraire m’aurait étonné. Voire même déçu… »

Elle plante ses yeux dans les siens et il lui rend son regard. Brûlant de colère mais aussi d’un autre sentiment qu’il a du mal à décrire. Il n’avait jamais pensé qu’il serait aussi difficile de soutenir son regard. Autrefois il n’y pensait pas mais le temps a fait son œuvre et quelque part il a l’impression de ne plus la connaître. Pourtant c’est elle toujours avec son air résolu et ses cheveux blonds emmêlés qui cascadent dans son dos. Elle n’a pas vraiment changé. Et elle est belle, à son grand dam.
Il soupire et se passe la main dans les cheveux. Il fallait qu’il la trouve en train de saboter un de ses pièges. Certes il aurait bien fini par la trouver la main dans le sac mais il espérait que ce moment arriverait le plus tard possible, qu’il puisse montrer un peu de sang-froid quand il se retrouverait face à elle. Il n’est pas spécialement fier de la façon dont tout s’est terminé entre eux deux mais il n’avait pas vraiment le choix. C’était une spirale infernale et il s’est bêtement laissé prendre. Seulement quand il a enfin sorti la tête de l’eau, elle n’était plus là. Il l’avait bien cherché mais maintenant il le regrettait. Et il aurait dû le lui dire mais la seule chose qui lui vint à l’esprit fut :

« Merci de faire la tournée à ma place. »

C’en était presque pathétique. Flagellation mentale. Il faut qu’il reprenne ses esprits et ce le plus tôt possible. Il a l’impression d’être paralysé et il déteste ça. Oui, il y a quelque chose entre eux. Ou bien il y a eu quelque chose. Mais le résultat est le même. Pas de retour en arrière.
Il s’arrête tandis qu’elle passe à côté de lui en le frôlant. L’ingénue. Elle sait jouer avec lui mais qui s’y frotte s’y pique, lui aussi peut jouer. Avec un sourire presque taquin il lui attrape le bras en passant et s’approche tout près d’elle, son regard braqué sur le sien.

« On ne t’a jamais dit que c’était impoli de partir en plein milieu d’une conversation ? »

Il sent son souffle sur sa joue et le bleu de ses yeux est à quelques centimètres des siens. Un seul mouvement et il se brûle les ailes mais qui ne tente rien n’a rien. Il ne sait même pas ce qu’il tente à vrai dire.